3

— Au train où nous allons, grogna Larsen, il nous faudra une dizaine d’heures pour atteindre le centre de la Mare Sirenum.

Beyle prit un peu d’altitude et accéléra, surveillant avec inquiétude la ligne rouge collimatée que l’indice ne devait dépasser à aucun prix sous peine de voir le rotor éclater.

— Pas question de suivre la route directe, ajouta Larsen. Archim a précisé ici son itinéraire de retour. Il ne faut pas que nous le rations.

Beyle fit un effort pour échapper à la fascination de la ligne rouge et reporter son attention sur le paysage. Il fut frappé par sa monotonie. Il en avait entendu parler, il avait étudié des holos et des films mais aucun ne donnait une idée exacte de cette désolation sans bornes. Il se demanda comment des hommes pouvaient aimer cette planète, comment ils pouvaient y vivre et n’être pas écrasés par la nostalgie de la Terre, de ses montagnes, de ses océans, de ses forêts, de ses plaines, de ses paysages infiniment variés.

Il n’y avait rien ici, sur des milliers de kilomètres, qui pût retenir l’œil. Une plaine rase, dont seule la couleur changeait parfois dans un camaïeu de poussière et de rouille, jonchée de cailloux, et seulement hérissée par endroits d’arêtes rocheuses usées dessinant sur des centaines de kilomètres d’incertaines sinuosités. En d’autres régions de Mars, il y avait des traces d’un système hydrographique et même des canons, mais ici le paysage était plus désolé que celui de la Lune.

Beyle se souvint du cours de Bergier, à l’université d’Odessa sur Lagrange 5 : « Mars fut autrefois un monde au relief probablement aussi bouleversé que celui de la Terre. Certains géologues, avant même l’ère de l’espace, estimaient que la gravité plus faible prédisposait la planète rouge à posséder des monts plus élevés que ceux de la Terre. Ils n’avaient pas tort puisque l’une des montagnes les plus imposantes du système solaire se trouve sur Mars. Mais ses pentes sont faibles.

Des milliards d’années se sont écoulés depuis les principaux soulèvements tectoniques. L’eau a sculpté un temps le paysage martien puis a cessé d’exister à l’état libre en quantité significative. Et c’est le vent qui, patiemment, malgré son extrême faiblesse, a modelé l’apparence de Mars. Il a usé les pics, adouci les collines, comblé de poussière les vallons. Il a même déplacé des pierres en profitant des alternances de gel et de dégel, creusant d’étranges sillons qui font penser aux traces de vers géants. Mars est le lieu où méditer sur cette image de l’éternité : celle de l’ange qui effleure de son aile une fois tous les mille ans une montagne et qui met à l’user un temps qui n’est pas même celui du commencement de l’éternité. Il faut remonter très loin vers le Nord ou descendre vers le Sud pour découvrir un paysage radicalement différent mais tout aussi désolé, imprégné de glace carbonique et de givre.

Pourtant, l’eau n’a pas tout à fait disparu, ni dit son dernier mot. Elle sourd dans le sol de Mars, infiniment rare par rapport aux quantités énormes que l’on peut en trouver sur Terre, mais elle contribue encore à l’élaboration des formes du relief. Elle coule généralement au-dessous de la carapace de roche ferreuse et son passage ne peut être décelé qu’en observant attentivement certains affaissements de la surface qui trahissent le cours d’un ruisseau invisible. »

Une alarme arracha Beyle à sa contemplation. Larsen grogna. Le rotor sifflait. L’indice chevauchait la ligne rouge. Beyle réduisit précipitamment le régime et l’appareil fit une abattée qu’il parvint à contrôler. Le coptère fit quelques mouvements désordonnés puis se remit en ligne. Beyle s’épongea le front.

Après un moment, Larsen laissa échapper :

— Pas mal pour un débutant. Vous deviez piloter serré sur Terre.

— Je me défendais.

— Ce serait drôlement plus facile de piloter s’il y avait plus d’air, dit Larsen d’une voix encourageante. Je me dis la plupart du temps qu’Archim est complètement fou, mais quand je me laisse aller, je rêve à ce que serait Mars avec une atmosphère.

— J’espère que nous le verrons.

— Une atmosphère et de l’eau, de l’herbe, des arbres, autre chose que ces lichens, et des animaux, des vrais. Mais ça semble impossible. Doter une planète entière d’une atmosphère. Habiller une planète. Je ne peux pas y croire.

— Le plan d’Archim est relativement simple, dit Beyle. La Terre a de l’oxygène à revendre. Le problème est d’en apporter sur Mars des millions de tonnes. Bien sûr, un tel projet ne peut pas se réaliser en un jour ni même en une décennie. Mais s’il est mené à bien, ce sera la plus grande réalisation humaine. L’homme aura réellement commencé à remodeler son univers.

— Archim y croit, murmura Larsen.

Il parlait à la façon martienne, sans presque ouvrir les lèvres sous son masque, et Beyle entendait sa voix étrangement douce, déformée, dans ses écouteurs.

— Archim y croit, répéta le vieil homme. Il dit même qu’un jour viendra où les hommes jongleront avec les planètes, les rapprocheront ou les éloigneront du soleil pour les rendre habitables. Il dit que c’est une question d’énergie.

— C’est exact. Et un problème politique.

— Je ne sais pas. Quelquefois, je me dis qu’il doit bien y avoir une raison pour que Mars n’ait pas d’air. Certains disent qu’il y en a eu, autrefois, bien avant que les hommes n’arrivent ici, et qu’il est parti. Mais qui peut savoir ce qui s’est passé sur Mars il y a seulement mille ans.

Beyle sourit.

— Il y a des milliards d’années que la plus grande partie de l’atmosphère de Mars s’est échappée dans l’espace. Comme la gravité martienne est plus faible que celle de la Terre, les gaz ont davantage tendance à s’échapper. Une partie de l’oxygène a été fixée par le carbone en donnant des molécules plus lourdes qui sont restées prisonnières, et une autre partie a oxydé des gisements de fer. Un aspect du plan prévoit de libérer cet oxygène. Mais la plus grande partie devra venir de la Terre et peut-être des comètes et des astéroïdes.

— Mais est-ce que l’atmosphère ne s’échappera pas de nouveau ?

— Si, mais il faudra des dizaines de millions d’années pour que la perte devienne appréciable. D’ici là…

— Vous parlez comme Archim, mais…

Ils restèrent un moment silencieux. Le paysage était toujours aussi affreusement monotone.

— C’est beau, hein ? dit Larsen. Et tout cela devra disparaître.

 

Ils volèrent durant des heures. Le détecteur cliqueta plusieurs fois mais Larsen détrompa le Terrien. Ils volaient à proximité de stations scientifiques. Il leur arriva d’apercevoir des coptères ou des tracteurs. Mais il ne s’agissait jamais d’Archim Noroit et aucun des pilotes ne l’avait rencontré.

— Dommage qu’on ne puisse pas utiliser la radio, dit Beyle.

— Sûr, dit le vieil homme. Mais vous comprenez, la radio est quelque chose de vital sur Mars. Presque toutes les gammes d’onde sont encombrées. On ne peut communiquer à grande distance que grâce aux relais des satellites. Vous avez quelque chose dans l’atmosphère de la Terre qui réfléchit les ondes et leur permet de faire le tour de votre planète. Sur Mars, cela n’existe pas. On a été obligés de rationner les communications. Peut-être cela changerait-il si nous avions une atmosphère ?

— Peut-être, répéta Beyle.

Il songeait : pourquoi n’ont-ils pas plus de satellites ? Les satcoms devaient certes venir de la Terre, et ils étaient coûteux mais l’explication ne pouvait pas être purement économique. Quelqu’un considérait Mars comme sa chasse gardée et veillait à ce que les choses changent le moins possible.

La constitution d’une couche de Heaviside était l’une des conséquences probables du Projet. Malgré les simulations, il était difficile de prévoir ce qui se passerait sur Mars le jour où l’atmosphère deviendrait respirable. Peut-être d’étranges végétations en sommeil depuis des centaines de millions d’années surgiraient-elles du sol. Peut-être le Projet serait-il un échec complet. Mais il devait être tenté parce qu’il répondait à une nécessité, à une double nécessité.

Il y avait les hommes de Mars, comme Archim, qui rêvaient de faire de leur planète un monde vert, un monde habitable, un monde où l’on pourrait vivre en plein air, la tête nue.

Et il y avait les hommes de la Terre qui voyaient sur Mars la possibilité de déverser une partie de la population de la Terre. Avec ses dix milliards d’habitants, la Terre, usée, rongée par la pollution, était surpeuplée au delà de tout espoir. Dans quelques décennies, si le Projet réussissait, après avoir débarqué sur Mars des millions de tonnes d’oxygène, on y enverrait des humains par centaines de millions. Et cette seconde opération transformerait sans doute plus encore l’aspect de Mars que la première. Mais c’était le prix à payer, un prix dont les Martiens n’avaient sans doute pas complètement conscience.

Sur Terre, les hommes qui avaient lancé et soutenu le Projet l’appelaient entre eux le “deuxième panier”. On ne met pas tous ses œufs dans le même panier. Et après Mars, il y aurait un troisième panier. Et un autre. Et un autre…

Beyle essaya d’imaginer ces étendues peuplées, cultivées, ponctuées de villes gigantesques à côté desquelles Circée avec ses quelques milliers d’habitants ferait figure de village. Le point de vue des hommes de Mars et celui de leurs alliés de la Terre ne coïncidaient pas exactement, songeait Beyle avec tristesse. Il y aurait des heurts pour ne pas dire pis. Même les gens comme Archim ne verraient pas sans regrets ni remords des millions de Terriens débarquer un jour sur leur sol.

Mais c’était inévitable. Mars ne pouvait pas prospérer sans la Terre. Et la Terre avait un besoin vital de l’énorme espace inexploité de Mars, du huitième continent, après le sixième continent de la Lune et le septième, épars, formé par l’archipel des villes de l’espace.

— La Mare Sirenum, dit Larsen d’une voix pâteuse.

Il avait tout doucement sombré dans le sommeil et il venait de s’éveiller au moment où apparaissait sur l’horizon la lisière courbe de la mer martienne, une mer de poussière.

— Et là-bas, à deux heures ? demanda Beyle, désignant du doigt un point de l’horizon.

— Mes yeux ne sont plus ce qu’ils étaient. Et le soir est proche. Qu’est-ce que vous voyez ?

— Une espèce de colonne de fumée, très ténue. Croyez-vous qu’il s’agisse d’un signal ? Un fumigène ?

— Ça vaudrait mieux, dit Larsen. Mais ça m’étonnerait. C’est sûrement un cyclone. Pourvu qu’Archim ne l’ait pas rencontré.

— Il me semble que ce cyclone faiblit ou qu’il s’éloigne. La colonne semble se dissiper.

Il prit de l’altitude et l’appareil domina bientôt une vaste région à peine ridée par le vent de la Mare Sirenum. Ils pouvaient déjà apercevoir, à l’est, les contreforts d’Atlantis quand les détecteurs couinèrent. Larsen recalibra le radar.

— Là, dit-il, penché sur l’écran. Un objet, ici, au sol. Peut-être un coptère. Cinq ou six kilomètres au nord, une tache plus petite. Pourrait être un homme.

Beyle mit le cap sur la plus petite des taches, la plus proche. De cette hauteur, la surface de la mer, lisse comme du verre rouge, semblait déchirée par un large sillon.

— Le cyclone, expliqua Larsen. Il a labouré la plaine sur son passage, et sur les bords, il l’a polie, recouvert les creux et aplani les petites dunes. Mais bientôt le relief réapparaîtra.

— Regardez, cria Beyle. Un homme. Il trébuche. Il est épuisé.

Il piqua sur la silhouette. L’alarme retentit. Il redressa un peu. Larsen, le front contre la bulle, écarquillait les yeux.

— C’est lui, dit-il d’une voix changée. Vous aviez raison de vouloir faire vite.

Beyle posa l’engin sans douceur, ouvrit la bulle et se mit à courir. Larsen boitait derrière lui, maudissant sa prothèse qui enfonçait dans le sable.

Statue de sable, le naufragé s’était immobilisé, titubant. Il fit un effort pour se retourner vers Beyle. Lorsque celui-ci lui toucha l’épaule, il ouvrit la bouche et s’effondra sans un mot.

Le rêve des forêts
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